Tordons le cou à ces clichés sur le handicap visuel : « Les stéréotypes, un frein à l’insertion »
Des lunettes noires sur des yeux aveugles, une canne blanche ou un brave chien guide mené par un harnais, un homme ou une femme lisant le braille grâce à une sensibilité tactile accrue, voici comment un individu Lambda qui ne côtoie pas de personne handicapée visuelle, peut se la représenter : une sorte de « cliché »de la cécité. Non pas que les caractéristiques de cette représentation sont fausses, mais elles sont en réalité celle d’un petit pourcentage de personnes sur l’ensemble de la population ciblée.
Quelques chiffres tout d’abord...
Nous sommes 12 millions de personnes handicapés visibles ou non en France, toutes catégories confondues. Sur ce total, 14% environ sont déficientes visuelles. Ce qui représente 1, 7 millions d’individus. Cependant, parmi ce total, il faut encore distinguer deux groupes circonscrits en fonction de la définition de la déficience visuelle. Celle-ci se base sur deux critères principaux : l'acuité (aptitude pour apprécier les détails à plus ou moins grande distance) et le champ visuel (espace qu'un œil immobile peut saisir). Selon ces caractéristiques se distinguent les personnes non voyantes (vision binoculaire corrigée inférieure ou égale à 1/20) et les malvoyants (entre 4/10 et 1/10, avec un champ visuel inférieur à 10 degrés).
Sur la population déficiente visuelle globale (1,7 million), les non-voyants sont environ 209 000, soit 12 %. C’est-à-dire qu’environ 9 DV (personnes déficientes visuelles) sur 10 sont malvoyantes. Très peu de DV sont donc fidèlement représentées par ce qu’on peut appeler les « clichés de la cécité » présentés en introduction. Mais si ceux-ci sont si peu représentatifs, pourquoi persiste-t-on à les évoquer comme une sorte d’archétype de la déficience visuelle ?
Les conséquences directes de l’exclusion sur l’image du handicap ?
Beaucoup s’accorderont certainement sur le fait qu’en France, monde du handicap rime trop souvent avec exclusion sociale. La culture, l’histoire et l’univers professionnel ont bâti un mur assez épais entre les personnes différentes et celles dites « normales ». Par nature, cette séparation les empêche de se côtoyer et de se connaître. Sans cette vie en commun, comment chacun pourrait-il se faire une idée juste des différents types de handicap ? Sans cette expérience humaine permettant de se figurer l’inconnu et le « hors normes », que reste-t-il en dehors des informations rapportées, parfois déformées, réajustées par ceux qui savent ou croient savoir ? Comment se faire des représentations plus concrètes des différents handicaps et les nourrir de détails observés ? À l’instar des autres types de déficience, le DV reste peu fréquenté et donc trop peu connu pour s’en faire une image réaliste.
Un regard peu positif et une volonté de rester invisibles…
Il faut dire aussi que le handicap peut amener certains à ne pas vouloir se révéler publiquement. Si elles peuvent se fondre dans la masse de la « normalité », bien souvent elles le font et c’est tellement compréhensible… Se sentir comme tout le monde et éviter les regards pesants, postuler sans craindre de subir la discrimination à l’embauche, ne pas avoir peur du rejet social. Autant de raisons valables poussant à vouloir rester invisibles.
En effet, un handicap – et notamment celui des DV - ne se voit pas forcément. Il est très tentant dans ces conditions de vouloir attendre l’ultime évolution de la déficience pour se munir d’aides (chien guide ou la canne blanche), qui sont autant de panneaux de signalement pas si simples à assumer. En attendant, à force de volonté et de frustrations, ils font sans cesse le grand écart entre une image saine et les difficultés réelles engendrées par le handicap.
Sachant cela, on imagine qu’il serait plus simple d’endosser ce costume si le regard de la société était plus positif, plus inclusif et moins « victimisant ». En attendant, cette invisibilité renforce la méconnaissance du handicap visuel. Par exemple, on ne sait pas qu’un DV peut encore avoir quelques capacités, comme la lecture, inutilisables chez le non-voyant. Cependant, paradoxalement, on ne réalise pas non plus que les conséquences négatives sociales, professionnelles et psychologiques sont très semblables, et ceci sur l’ensemble de la population.
Voir ou ne pas voir, une représentation binaire de la cécité…
On a tous l’expérience du fait de ne pas voir et ce depuis petit. On comprend en l’assimilant à des situations concrètes de notre quotidien : une pièce sombre, un foulard sur les yeux, des paupières closes et on ne voit plus. Puis en ouvrant les yeux, on voit à nouveau. Tout ceci donne une connaissance universelle approximative et erronée du concept de cécité qui persiste ensuite. Les personnes à qui on annonce la perte de la vue expriment parfois la peur de se retrouver dans le noir. Or la réalité est plus nuancée que cette représentation binaire : voir/ ne pas voir.
Un DV dans le métro muni d’une canne blanche et d’un livre, suscite l’étonnement voire la suspicion de duperie. Pourtant, entre la vision et la cécité totale, il y a une palette infinie de couleurs dégradées, de contours estompés et de lumières plus ou moins vives, en fonction de la qualité des récepteurs que sont les yeux de chacun.
La représentation, une tendance naturelle à la « caricature ».
Dès la naissance, selon la psychologie sociale, le cerveau humain catégorise les objets, c’est-à dire qu’il les classe dans des groupes en fonction de leurs différences et de leurs ressemblances. On va ranger les personnes avec ou sans handicap dans des groupements distincts, puis faire des sous-catégories, fonction du type de handicap (mental, moteur, psychique, sensoriel…). Ensuite on subdivise la catégorie « handicap sensoriel » en fonction du sens défaillant. Lorsque cela touche les yeux on distingue encore les différents degrés de cécité ou de malvoyance.
Pour chaque catégorie d’objets, on se fait une image la plus représentative possible en se basant sur les caractéristiques communes les plus typiques. On les représente par l’image d’un élément complètement représentatif du groupe socialement partagé : un archétype.
On peut dire par exemple qu’une pomme rouge est une bonne représentation archétypique du groupe « fruit » en occident. Toutefois, tous les fruits ne sont pas des pommes. Les tomates en sont aussi. Et comme les pommes elles peuvent être rondes et rouges, mais à y regarder de plus près, il subsiste énormément de différences entre elles, à commencer par la saveur. Les comportements de consommation à leur égard seront différents. On ne « traite » pas une pomme et une tomate de la même manière dans sa cuisine, en dépit de leurs ressemblances a priori. On les consomme de façon différente.
En ce qui concerne les groupes de personnes, ces représentations mentales peuvent mener à des stéréotypes. Dans la catégorie handicap visuel, l’image d’un individu lisant le braille, la canne blanche, les lunettes noires, le chien guide sont des représentations valables. Cependant, elles finissent par devenir des caricatures, car tous les DV ne possèdent pas nécessairement ces attributs. Certains n’en possèdent même pas du tout.
Les stéréotypes, un frein à l’insertion.
Le stéréotype est un autre phénomène étudié par la psychologie sociale, très lié au concept de catégorisation. Simplement résumé, il s'agit de croyances par rapport aux caractéristiques des membres d'un groupe, généralisées à l’ensemble de ce groupe. Cette généralisation est sensée permettre les différencier des autres.
Les stéréotypes sur les personnes déficientes visuelles sont un héritage des siècles passés, ravivé et entretenu par les mises en scène de la télévision, entre autres. Selon ces idées reçues, les DV auraient, par exemple, une meilleure mémoire que le commun des mortels. Ou bien ils seraient plus doués musicalement, ou ils n’auraient que faire du théâtre ou du cinéma. Ou encore, ils se désintéresseraient de leur apparence physique, de la mode, de leur hygiène et seraient poursuivis par l’embonpoint à cause d’une vie trop sédentaire. Ils ne voyageraient pas seuls ou encore ne travailleraient pas parce qu’ils en seraient incapables.
Si les premiers traits présentés en introduction étaient des clichés plutôt neutres, les derniers listés ont carrément des connotations très négatives. Celles-ci s’appuient sur des idées reçues et des conclusions tirées à la hâte, puis transmises comme des vérités universelles culturellement admises. Arrêtons-nous un instant sur la dernière assertion, car elle est peut-être celle qui fait le plus de tort. En effet, c’est carrément un frein à l’insertion professionnelle.
« Tordons le cou aux idées reçues et considérons l’univers des possibles ! » Alban Tessier
Les métiers possibles ne se limitent pas aux activités de rempailleur, d’accordeur de piano, de kiné ou de standardiste pour les DV. L’idée répandue chez les employeurs, selon laquelle ils ne peuvent pas se servir de l’informatique est totalement fausse. Cette idée reçue constitue un énorme frein à l’insertion professionnelle. En réalité, ce matériel est accessible grâce à la combinaison de nouvelles technologies. Il faudrait d’ailleurs se mettre à la page, car ce sont justement l’informatique et internet qui offrent une fenêtre sur le monde, l’information, l’emploi, les commerces et les services, à distance même si nécessaire. Au niveau du travail, les possibilités sont devenues innombrables.
Ces technologies tout droit venues du futur, permettent dans de nombreux domaines, de pallier au handicap en donnant chaque jour un peu plus l’apparence de quelques héros de dessin animé ou de Mervel. Des Inspecteurs Gadget et des cyborgs aux yeux endommagés se servent tous les jours de voice-coders qui lisent les écrans à haute voix, de mini-caméras fixées sur les lunettes lisant automatiquement livres et journaux, de GPS indiquant le chemin à prendre, ou encore de cannes blanches à laser et/ou vibrantes qui détectent les obstacles.
À cela s’ajoutent les nanotechnologies greffées sur la rétine, capables de rendre une vue partielle aux aveugles ou encore la génothérapie stoppant l’évolution de pathologies visuelles génétiques menant à la cécité. Si vous ajoutez encore les Google cars, sorte de Batmobile emmenant des passagers non-voyants où ils le désirent sans avoir besoin de conduire, on est plus proche de Retour vers le Futur que jamais. Bien sûr nous sommes encore loin d’une compensation totale de la perte de la vue, mais il y a du progrès au niveau technique. Alors la société devrait pouvoir suivre.
Au lieu de cela, les personnes handicapées et handicapées visuelles en sont encore à devoir prouver publiquement ce qu’elles valent, comme-si leur existence n’était pas un challenge suffisant ! Elles dilapident ces clichés en dépassant leurs limites et se lancent des défis toujours plus fous, comme Alban Tessier qui a traversé seul et à pied le plus grand désert de sel du monde cet été ou Jean-Marie Florent qui s’apprête à battre le record détenu par Alexandre Debanne en traversant la mer Méditerranée en jet ski. Il est déplorable toutefois que de telles initiatives soient passées sous silence pour maintenir les clichés vivaces…
Alors soutenons ces initiatives et travaillons ensemble sur l’image positive des personnes handicapées visuelles et handicapées pour pulvériser ces clichés et favoriser leur inclusion définitive et généralisée dans notre société, comme le font certains organismes de ma connaissance.
Sébastien JOACHIM
Publication : 19/06/2019
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