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J.Pierre AMERIS réalisateur du Film Marie Heurtin : l'histoire vrai d'une jeune fille aveugle et sourde au 19e siécle

Jean-Pierre AMERIS le Realisateur du FilmPrésenté en avant-première dans plus d'une trentaine de salles en France, avant la sortie le 12 novembre prochain, le réalisateur du film, Jean-Pierre AMERIS revient ça vision et les sentiments et les raisons du choix de cette histoire magnifique que celle de cette jeune fille Marie HEURTIN, sourde et aveugle qui a vécu au 19e siècle... (v.article) un film émouvant d'une rare beauté et qui a toutes les qualités du film « les intouchables » avec la sincérité en plus...

F.H.I -- Quelle est la genèse du film et l'origine de votre rencontre avec Marie Heurtin ?

Jean-Pierre AMERIS --- Au cours de mon adolescence, j'ai été très impressionné par l'histoire d'Helen Keller, cette jeune fille américaine sourde-aveugle sauvée par sa gouvernante, découverte avec le film “Miracle en Alabama”, d'Arthur Penn. Cette histoire m'avait bouleversé à une période où j'étais très mal dans ma peau, parce que “trop” grand et déjà très travaillé par l'histoire du corps, du monstre, la question du handicap et de la différence.

Depuis lors, Helen Keller m'a accompagné. J'ai vu tous les films et téléfilms tirés de son histoire et j'ai un jour imaginé de la raconter à mon tour. Mais Helen Keller est un monument ! Les droits étaient vertigineux.

Après la déception initiale, j'ai entamé des recherches sur les sourds aveugles. Comme sur tous mes films, j'ai commencé par une démarche documentaire. J'ai trouvé un livre de Louis Arnould, “Âmes en prison”, écrites dans les années 20, une succession de portraits de sourds aveugles, dont celui de Marie Heurtin, dont j'ignorais tout bien que son histoire soit antérieure à celle de la jeune Américaine. 

J'ai alors découvert qu'elle avait été accueillie dans un pensionnat tenu par des religieuses de la congrégation des “Filles de la sagesse”, à Larnay, près de Poitiers, et que cet établissement continuait de nos jours à recevoir de jeunes sourds aveugles.

F.H.I -- Parmi tous les enfants dont parle Louis Arnould, qu'est-ce qui vous a particulièrement touché chez Marie Heurtin ?

Jean-Pierre AMERIS --- Lorsque Marie Heurtin arrive à Larnay, vers onze ans, c'est l'enfant sauvage, une “bête furieuse” comme le dit Louis Arnould.

Ce qui m’a tout de suite attiré est ce rapport bientôt fusionnel qui va s'instaurer entre soeur Marguerite et cette enfant sauvage à laquelle elle doit tout apprendre, à commencer par le langage. J'ai immédiatement pressenti que cette relation avait dû être passionnante entre une religieuse à laquelle sa condition interdisait d'avoir des enfants, et cette petite qui allaient devenir en quelque sorte sa propre fille, comme dans l'histoire d'Helen Keller.

Leur histoire me donnait aussi l'occasion d'aborder pour la première fois le thème de la foi, sous l'angle de la foi du charbonnier. Soeur Marguerite est une femme pragmatique, comme toutes les religieuses qui s'occupaient des pauvres, des malades, des vieux… Sa foi l'engage au travail, un travail patient et quotidien auprès de Marie. Elle n'implore pas Dieu d'accorder telle ou telle chose à Marie ou à elle-même, elle agit !

F.H.I -- Sur quelles bases avez-vous écrit votre scénario ?

Jean-Pierre AMERIS --- Mon intérêt pour Marie Heurtin m'a très vite conduit à Larnay où, pour la première fois de ma vie, j'ai rencontré des enfants nés sourds et aveugles. J'ai ressenti un choc similaire à celui que j'avais reçu en me rendant pendant des mois dans un centre de soins palliatifs pour “C'est la vie”.

En découvrant cette communication qui ne passe que par le toucher, la main, le contact et l'odorat ; en rencontrant ces enfants qui, lorsque vous arrivez, vous l'inconnu, viennent vous toucher, vous sentir, vous palpent le visage, vous reniflent… j'ai été bouleversé par ce contact très charnel et cette découverte qu'il pouvait y avoir une communication sans paroles et pourtant efficace.

À partir de cette première visite, j'ai passé beaucoup de temps dans le centre de Larnay, et pendant quatre ans, tout le temps de l'écriture avec le scénariste Philippe Blasband, j'y suis allé très souvent. On rencontre aujourd'hui à Larnay le même type d’enfants que Marie Heurtin, confrontés aux mêmes défis.

Leurs éducateurs, comme soeur Marguerite, se battent pour trouver les moyens de rejoindre ces enfants nés sourds et aveugles, qui sont au départ craintif et apeuré, enfermé, pour lesquels tout est agression, afin de susciter chez eux l'étincelle du langage grâce à cette langue des signes dans la main.

Sortir de sa prison intime pour rejoindre l'autre, grâce au langage, est un enjeu magnifique et bouleversant. Il ne suffit pas, en effet, de faire toucher à Marie son objet-fétiche, en l'occurrence un couteau donné par ses parents, et de lui faire associer le signe couteau… 

Cela prend des mois avant l'étincelle qui va ouvrir ces enfants au monde grâce au langage. Le jour où ils découvrent qu'il existe un lien entre le signe et l'objet, ils peuvent désormais appréhender et dominer le monde.

F.H.I -- L'autre rencontre, très importante, est celle de soeur Marguerite ?

Jean-Pierre AMERIS --- On en sait également peu de choses, sinon qu'elle était d'origine bretonne, fille de marin. On a quelques photos d'elle avec Marie Heurtin. Une femme forte, avec sur le visage une espèce de dureté, un côté âpre, déterminé.

Nous lui avons donné un caractère un peu fantasque que n'avait peut-être pas sœur Marguerite. Mais je pense que pour déplacer les montagnes, comme elle a su le faire, il ne faut pas être trop raisonnable ! Tout le monde lui disait de laisser tomber face à une sourde aveugle, et elle s'est accrochée malgré tout, avec une constance, un entêtement admirable.

Bien sûr, il serait abusif de dire qu'elle a inventé la langue des signes dans la main, car il y a eu d'autres tâtonnements similaires. Mais l'on sait qu'elle a élaboré une véritable méthode avec Marie Heurtin, empiriquement, en se trompant, en s'énervant, en travaillant sans se décourager.

Il est intéressant de savoir que lorsque l'on a voulu remettre une médaille à sœur Marguerite pour sa réussite avec Marie Heurtin, elle a refusé, disant qu'elle n'avait fait que son devoir et ne méritait donc pas de récompense ! C'est un personnage très fort.

F.H.I -- Incarner une jeune fille sourde et aveugle est un véritable défi. Quelle a été votre approche pour le casting ?

Jean-Pierre AMERIS --- Pour moi, mêler la fiction aux gens et aux choses de la vie réelle est essentiel. Quand j'ai tourné en prison “Les aveux de l'innocent”, des prisonniers jouaient aux côtés des acteurs. C'est aussi ce que j'ai demandé, pour “C'est la vie”, aux grands malades auxquels il restait un mois à vivre, au centre de soins palliatifs. Cette démarche est au coeur de mon cinéma, c'est elle qui lui donne du sens : mettre à l'écran les gens qu'habituellement on met de côté. Je commence donc toujours par proposer à ceux dont je vais parler de jouer.

Et ce mot jouer provoque des merveilles, car il représente tout ce à quoi on ne s'attend pas quand on est près de mourir, ou prisonniers… Ma première démarche est donc de mêler aux acteurs des personnes qui vivent réellement ce que je vais raconter. Au départ, j'avais ainsi imaginé de faire jouer le rôle de Marie à une jeune fille sourde et aveugle.

J'avais trouvé une adolescente qui m'intéressait beaucoup, que j'avais vu faire un spectacle de danse, qui travaillait sur ordinateur, qui a toute une vie à elle. Mais quand on lui a proposé le rôle, j'ai senti une réticence de sa part et cela s’est avéré impossible. Nous butions en fait sur une difficulté bien réelle, celle de la représentation dans l'espace.

Il y avait un réel hiatus, insurmontable. Mais je tenais tout de même à tourner avec une jeune fille sourde ou aveugle et il m'est apparu rapidement que la surdité l'emportait, justement du fait de la langue des signes. Sur le conseil des éducateurs, je suis parti à la recherche d'une jeune fille sourde qui jouerait l'aveugle.

F.H.I -- Qui est Ariana, la jeune actrice incarnant Marie, et comment l'avez-vous découverte et choisie ?

Jean-Pierre AMERIS --- Le casting a été très long. Nous avons visité beaucoup d'instituts de jeunes sourds où j'exposais mon projet à l'aide d'un interprète en langue des signes. J'ai rencontré de très nombreuses jeunes filles qui ignoraient tout de Marie Heurtin mais connaissaient toutes Helen Keller. Comme toujours dans un casting, on voit des gens intéressants, sans forcément trouver la personne que l'on cherche.

Jusqu'au jour où, dans un lycée à Chambéry, après avoir vu beaucoup de jeunes filles et alors que je déjeunais à la cantine, j'en ai repéré une qui n'était pas venue au casting parce que, m'a-t ’elle dit, elle avait oublié de s'inscrire ! Finalement nous l'avons fait passer entre deux rendez-vous.

Cela a été une évidence absolue, c'était elle et pas une autre ! Et la question n'était même pas de savoir si Ariana savait jouer. Ce n'était pas mon souci. Car j'ai tout de suite pressenti qu'elle avait en elle la vivacité, la force qui devaient être celles de Marie Heurtin.

C'était le grand enjeu, car le film repose pour une grande part sur ce rôle-là. Il s'agissait de trouver une enfant capable de jouer une sourde aveugle, mais aussi l'enfant sauvage, violente, la coiffure échevelée…

Il ne fallait pas être inhibé comme le sont souvent les adolescents, il fallait être capable de jouer un rôle où il serait nécessaire, en permanence, de se battre, de toucher l'autre, la renifler… J'avais senti chez beaucoup de jeunes filles qu'on n'arriverait pas à lever leurs timidités adolescentes, ce qui n'était pas le cas avec Ariana.

F.H.I -- Comment avez-vous dirigé cette non-actrice, elle-même atteinte de surdité ?

Jean-Pierre AMERIS --- En mars 2013 nous avons appelé l'éducatrice d'Ariana pour lui annoncer que nous l'avions retenue, et j'ai beaucoup aimé la réaction de cette jeune fille, même si elle m'a un peu inquiété. Ariana n'a pas sauté de joie, elle a dit, je vais réfléchir…

Et j'ai senti qu'elle avait la tête sur les épaules, qu'elle ne se montait pas la tête à propos du cinéma. Elle a finalement accepté et pendant plusieurs mois, elle est venue régulièrement à Paris où nous avons beaucoup travaillé. Notamment à apprendre à se connaître et à lire le scénario, à répéter les scènes.

Puis elle a rencontré Isabelle Carré et il y a eu comme une espèce de coup de foudre entre elles, ce qui est déterminant puisque le film tient sur la relation très fusionnelle des deux personnages qu'elles incarnent et qui vivent ensemble des émotions et des moments très intimes.

F.H.I -- Ariana semble avoir une certaine facilité ?

Jean-Pierre AMERIS --- Elle est comme Sandrine Bonnaire ou Depardieu. Des gens qui viennent de milieux modestes et qui n'étaient pas prédestinés à être acteurs. Mais ils ont un don. Ariana le possède. Et le destin a voulu qu'elle me rencontre et qu'elle rencontre ce personnage de Marie Heurtin.

Elle était très attentive, posait sans cesse des questions, cherchait à comprendre. Et Marie Heurtin la fascinait manifestement, car son histoire la renvoyait à son propre handicap et à sa propre chance de voir, d'avoir pu apprendre la langue des signes, d'être capable de tout faire, d'avoir fait des études. Les sourds aveugles l'intéressaient énormément.

Un jour très important a été celui où je l'ai emmenée à Larnay, un moment bouleversant et fondateur pour elle quand elle a rencontré ces adolescents sourds-aveugles. Dès notre arrivée une petite africaine de 13 ans a enlacé Ariana et pendant de très longues minutes l'a tenue dans ses bras en explorant son visage avec sa main, et Ariana en a été extrêmement touchée, car elle a pu véritablement prendre la mesure de ce double handicap. Durant plusieurs jours, elle a rencontré d'autres jeunes et notamment les serveuses d'un restaurant de Poitiers qui sont toutes sourdes et aveugles, de même que le garçon qui fait la plonge.

Tous ces garçons et filles sont des Marie Heurtin, arrivés à Larnay déjà grand, sans langage. Ce sont aujourd'hui des virtuoses ! Quand ils discutent entre eux, leurs mains virevoltent, et c'est fascinant. Cela prouve le génie de l'être humain qui n'a qu'une soif, celle de communiquer, et s'en donne les moyens.

F.H.I -- Isabelle Carré, votre actrice “fétiche” s'est pour sa part littéralement emparée du rôle de soeur Marguerite, au point d'apprendre la langue des signes ?

Jean-Pierre AMERIS --- Pour incarner soeur Marguerite, je n'ai jamais eu d'autre idée. J'ai écrit le scénario en pensant à Isabelle. J'ai eu la chance, qui arrive parfois dans la carrière d'un réalisateur, de rencontrer en elle une sorte “d'autre moi-même”. Nous avons beaucoup de points communs et j'aime la diriger, j'aime la voir jouer.

Il se trouve qu'entre “Maman est folle”, en 2007, “les Émotifs anonymes”, en 2010, et “Marie Heurtin”, Isabelle est devenue maman, et ce qui l'a bouleversée dans la lecture du scénario c'est aussi cette dimension-là, cette maternité symbolique vécue par une religieuse.

Ce qui est merveilleux avec Isabelle quand on se lance dans un film, c'est que sa première question est toujours de savoir ce qu'elle doit faire. On ne parle même pas de la psychologie du personnage, on est tout de suite dans le concret. Il fallait apprendre à faire du chocolat dans les “Anonymes”, elle l'a fait. Là, elle a appris la langue des signes ! Et même plus que cela, elle s'y est consacrée, elle s'est prise de passion pour cette langue magnifique. Un an après le film, elle continue de la pratiquer et d'approfondir ses connaissances.

Isabelle, qui aime la danse, a trouvé dans la langue des signes un nouveau langage des mains, du visage… un langage très expressif où tout le corps s'exprime. Elle est également venue à Larnay. Il est essentiel pour moi que les acteurs se rendent sur les lieux qui m'ont inspiré. C'est l'occasion pour eux de prendre la mesure de la réalité qui est derrière le film, de s'en nourrir, d'apprendre…

Ensuite on a fait beaucoup de répétitions avec Ariana. Il était capital avant d'arriver sur le tournage de lever toutes les gênes et les inhibitions entre les deux actrices, de créer la complicité.

F.H.I -- Est-ce qu'il vous paraît abusif de dire que votre film est un film d'aventure, aventure humaine, aventure intérieure ?

Jean-Pierre AMERIS --- En effet, c'est une aventure ! On part d'une situation impossible et une personne dit, je vais le faire, et l'on est invité à suivre cela, on se demande si elle va y parvenir, on assiste à ses échecs, ses succès et il y a un véritable suspense.

Je pensais parfois au “Trou” de Jacques Becker, à ces prisonniers qui creusent un trou pendant tout le film, et ça devient presque la métaphore de l'être humain, dans sa quête de libération. Je voulais filmer cela, la libération, quelqu'un qui naît au monde.

Soeur Marguerite ne fait rien d'autre qu'offrir le monde à Marie, par le toucher et le langage, et c'est toute une aventure.

Pendant des jours et des jours, comme les prisonniers de Becker qui creusent quotidiennement, elle lui répète que le signe pour désigner le couteau c'est celui-là, encore et encore, ça devient presque obsessionnel.

Soeur Marguerite est seule, elle na pas de référence, elle invente au fur et à mesure, ce n'est pas une spécialiste qui suit des règles préétablies. Et cela devient l'aventure de sa vie, c'est ce qui est merveilleux à raconter.

Mon film est également une histoire d'amour. Pas un amour gnangnan, mais un amour exigeant, qui se construit dans le travail, la confiance et le respect mutuels. Et cet amour vient d'une histoire commune, de tout ce travail réalisé ensemble, ces moments où l'on a réussi quelque chose, ces échecs, ces affrontements.

F.H.I -- C'est aussi un film sur le handicap… ?

Jean-Pierre AMERIS --- Bien sûr ! Je n'ai pas de problème avec cela. On a toujours peur que ça fasse fuir les gens, mais on a tort. Moi ce qui m'intéresse, c'est de me demander ce qu'on peut faire quand on est sourd et aveugle par exemple. De montrer que cela ne signifie pas qu'on est bon à jeter à la poubelle, mais qu'on a sa place ! Une très grande difficulté n'est pas forcément synonyme d'obstacle insurmontable. Et cela il faut le dire, le montrer !

Aujourd'hui, je fais beaucoup de séances scolaires avec mes films et quand je rencontre des jeunes en difficulté, notamment dans les banlieues, je vois beaucoup de Marie Heurtin ! Défaitistes, désespérés à 12 ans, qui pensent qu'ils n'ont pas leur place dans la société, qui ne croient pas en eux-mêmes…

Ils ont parfois la chance de trouver un enseignant, quelqu'un qui leur dit : “J'ai confiance en toi, tu peux y arriver, tu as quelque chose toi aussi, mais on va devoir travailler…” C'est toute l'histoire du film, qui parle d’abord de l’éducation, de la transmission…

F.H.I -- Votre film refuse tout pathos ; même s'il nous invite à ressentir de la compassion pour Marie Heurtin, il nous fait surtout les témoins de son éveil au monde…

Jean-Pierre AMERIS --- J'assume mon goût pour le mélodrame quand je réalise “L'Homme qui rit”, d'après Victor Hugo. Mais ici, il s'agit d'une histoire vraie. Je voulais être concret, simple, au plus près des actrices.

Si les bagarres sont évidemment chorégraphiées, elles sont bien réelles, les deux actrices se sont littéralement empoignées, battues et couvertes de bleus. C'est de la fiction, mais avec une grande part de réalité. Je voulais que les actrices vivent les situations. Je tenais aussi absolument à ce qu'on se retrouve dans ce pensionnat avec une quinzaine de jeunes filles sourdes.

Mais j'ai écarté toute tentation de reconstitution historique. Ce qui m'intéresse dans les films situés dans le passé, c'est leur résonance au présent. L'Histoire n'est pas mon sujet. Je voulais faire un film intemporel.

A cet égard, le costume des soeurs n'est pas du tout celui des Filles de la Sagesse de l'époque. Il aurait été pesant de donner trop de place à la dimension religieuse. Il n'y a aucun office, aucune prière, rien que le travail de soeur Marguerite avec Marie Heurtin. Je me suis focalisé sur elles, ne souhaitant pas que l'arrière-plan historique ou religieux vienne parasiter l'histoire. 

On est au présent des événements et si l'on peut oublier que l'histoire s'est passée à la fin du XIXe siècle, tant mieux. D'autant qu'elle est totalement nourrie de ce que j'ai vu et vécu à Larnay pendant des mois. J'ai les yeux grands ouverts, et ce film est né de mes observations plus que de l'étude d'archives.

Je voulais aussi faire un film lumineux : parce que le sujet porte également sur la manière dont on peut, même en étant sourd aveugle, toucher, appréhender la beauté du monde. Je voulais qu'il y ait cette part de nature, que la nature soit belle. Et j'avais ces images d'une main sur l'écorce d'un arbre, d'une main sur la tête de l'âne, d'une main sur les fleurs, sur un visage… La main et le monde, c’est le motif emblématique du film.

F.H.I --Vos films ont jusqu'alors souvent mis en scène des personnages blessés par la vie qu’elle en est la motivation ?

Jean-Pierre AMERIS --- En avançant en âge, je me rapproche de plus en plus de mes émotions d'enfance et d'adolescence. C'est la raison pour laquelle je reviens dans tous mes films sur des personnages qui ont à vivre avec un corps différent, défiguré ou douloureux.

Je crois que l'on ne peut faire du cinéma qu'avec ce que l'on est intimement. Mes films naissent tous d'une étincelle entre une histoire que je découvre et moi-même. Mais même si j'ai des raisons profondes d'aller dans ces lieux de souffrance que sont les prisons, les centres de soins palliatifs, le Calais des clandestins… je ne crois pas que mon cinéma soit égocentrique. Je vais à la rencontre de ces personnes blessées, et je reviens auprès du spectateur pour lui raconter ce que j'ai vu et le partager avec lui.

F.H.I -- Un message humaniste fondé sur des situations dérangeantes ?

Jean-Pierre AMERIS --- Mes films sont peut-être dérangeants, mais certainement pas par esprit de provocation. Dérangeants, car très intimes, qui touchent là où on ne s'y attend pas. Vous pensez que ça va être l'horreur, une petite sourde aveugle dans un pensionnat. Vous pensez au pire et puis non, c'est plein d'espoir et parfois même très joyeux.

Pas un espoir béat, mais un espoir qui encourage à lutter, à prendre sa chance, à revendiquer sa place dans le monde, malgré tous nos handicaps, malgré la tentation du désespoir, malgré le regard des autres. 

Quand on voit soeur Marguerite et Marie, ce ne sont pas des héroïnes. Elles sont comme tout le monde, mais tout le monde a en soi la possibilité de se battre. Les personnages ordinaires peuvent faire des choses extraordinaires…

Catégorie : INTERVIEW AVEC...
Publication : 24 October 2014

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